L’alternative au capitalisme
Adam Buick et John Crump
Si le capitalisme d’Etat n’est pas le socialisme, qu’est ce qu’il est ? En d’autres termes, si la propriété et la gestion étatiques de la production ne représentent pas l’abolition du capitalisme mais seulement un changement du cadre institutionnel dans lequel il opère, quels devraient être les caractères essentiels d’une société dans laquelle le capitalisme aurait été aboli ?
Puisque le capitalisme est une société de classes et une économie d’échanges mondiaux, il est clair qu’une société sans exploitation, alternative au capitalisme, doit être une société mondiale sans classes et sans échange marchand.
Pas de classes, pas d’Etat, pas de frontières
La base de toute société est la façon dont ses membres sont organisés pour la production de la richesse. Là où une seule partie de la société détient le contrôle sur l’usage des moyens de production, nous pouvons parler de société de classes. Le contrôle des moyens de production par une classe implique l’exclusion, de ce contrôle, du reste de la société, exclusion qui ne persiste finalement que sous la menace ou l’utilisation effective de la force physique. Un organe social de coercition, ou l’Etat, est donc une caractéristique de toutes les sociétés de classes et fit sa première apparition historiquement avec la division de la société en classes.
Toutes les sociétés de classes sont basées sur le fait qu’une partie seulement de la population détient le contrôle sur l’utilisation des moyens de production. Ce fait social peut également être formulé ainsi : les membres de cette classe « possèdent » les moyens de production, puisque se trouver en position de décider l’utilisation de quelque chose signifie le posséder, que ce soit accompagné ou non d’un titre légal de propriété.
Il s’ensuit qu’une société sans classes est une société dans laquelle le contrôle sur l’utilisation des moyens de production est détenu par tous les membres de la société sur une base égalitaire et non par une partie d’entre eux à l’exclusion des autres. Comme le dit James Burnham :
« La société sans classes ne comprendrait pas de groupe (sauf peut-être des corps temporairement délégués librement élus par la communauté et toujours révocables) exerçant un contrôle à un degré spécial, sur l’accès aux instruments de production ; il n’y aurait aucun groupe exerçant, en tant que groupe, un traitement favorisé dans la distribution » (Burnham, L’Ere des organisateurs, 1947, p. 68).
Dans une société sans classes tout membre peut prendre part, dans les mêmes termes que tout autre, aux décisions portant sur la façon d’utiliser les moyens de production. Tout membre de la société est socialement égal aux autres, se situant exactement de la même manière que tous les autres par rapport aux moyens de production. De même, tout membre a accès aux fruits de la production sur une base égalitaire.
A partir du moment où l’utilisation des moyens de production est sous le contrôle démocratique de tous les membres de la société, alors la propriété de classe est abolie. On peut toujours dire que les moyens de production appartiennent à ceux qui détiennent le contrôle sur l’utilisation, dans ce cas à la population entière organisée sur une base démocratique, et donc qu’ils les « possèdent en commun ».
On peut définir la possession commune de la façon suivante :
« une situation où personne n’est exclu de la possibilité de contrôler, d’utiliser et de gérer les moyens de production, de distribution et de consommation. Chaque membre de la société peut acquérir la capacité, c’est-à-dire, qu’il a la possibilité, de réaliser une variété d’objectifs, par exemple, de consommer ce qu’il veut, d’utiliser les moyens de production pour le travail social nécessaire et non nécessaire, d’administrer la production et la distribution, de planifier l’allocation des ressources, et de prendre des décisions concernant les buts collectifs à court et à long termes. La possession commune signifie donc la capacité potentielle pour chaque individu de bénéficier de la richesse de la société et de participer à la gestion sociale » (Jean-Claude Bragard, ‘An Investigation of Marx’s Concept of Communism’, p. 225, traduit de l’anglais).
Tout de même le terme « propriété » peut prêter à confusion dans la mesure où il ne traduit pas bien le fait que le transfert à tous les membres de la société du pouvoir de contrôle sur la production de la richesse rend le concept même de propriété caduc. Avec la propriété commune personne n’est exclu du contrôle sur les moyens de production, ce qui fait que le concept de propriété dans le sens de possession exclusive n’a plus de sens : personne n’est exclu, il n’y a pas de non-propriétaires.
On pourrait inventer un terme nouveau tel que « non-propriété » et parler d’une société sans classes, alternative au capitalisme, comme une société « non-propriétaire », mais la même idée peut être exprimée sans néologisme si la propriété commune est comprise comme étant un rapport social et non une forme de propriété juridique. Ce rapport social—égalité entre les êtres humains vis-à-vis du contrôle sur l’utilisation des moyens de production—peut en fait être également décrit tout aussi précisément par les termes « sans classes » et « contrôle démocratique » que par le terme « possession commune », ces trois termes n’étant que des approches différentes du même concept.
L’utilisation du terme « possession commune » pour traduire ce rapport social fondamental n’implique pas que cette possession commune des moyens de production puisse exister sans le contrôle démocratique. La possession commune signifie le contrôle démocratique qui signifie une société sans classes.
Quant au terme de référence pour désigner une société dans laquelle la possession commune serait le rapport social fondamental, j’utiliserai le terme socialisme bien que je n’aie aucune objection à utiliser le terme « communisme » puisque pour moi les deux termes signifient exactement la même chose et donc sont interchangeables. Si j’ai choisi le terme « socialisme » c’est pour montrer que je rejette définitivement l’introduction léniniste d’une sorte de « société de transition », généralement appelée « socialisme », entre le capitalisme et son alternative sans classes, généralement appelée « communisme ». Pour moi le socialisme est le communisme mais le communisme est également le socialisme en tant que société qui suit immédiatement l’abolition du capitalisme.
La possession commune ne doit pas être confondue avec la propriété étatique puisqu’un organe social de coercition, ou l’Etat, n’a pas sa place dans le socialisme. Une société de classes est une société pourvue d’un Etat parce qu’un contrôle d’une seule partie de la population sur les moyens de production et l’exclusion du reste ne peut être établi sans coercition et est donc impossible sans un organe social spécial pour l’exercer. Une société sans classes, en revanche, est une société sans Etat parce qu’un tel organe social de coercition devient superflu dès lors que tous les membres de la société se situent dans le même rapport vis-à-vis du contrôle sur l’utilisation des moyens de production. L’existence d’un Etat en tant qu’instrument de contrôle politique et de coercition est tout à fait incompatible avec l’existence de la possession commune. La propriété étatique est une forme de propriété exclusive qui cache un rapport social totalement différent.
Comme nous l’avons vu, la possession commune est un rapport social d’égalité et de démocratie qui rend caduc le concept de propriété parce qu’il n’y a plus de non-propriétaires exclus. La propriété étatique, en revanche, présuppose l’existence d’une machine gouvernementale, d’un système juridique, de forces armées et des autres caractéristiques d’un organe institutionnalisé de coercition. Les moyens de production étatisés appartiennent à une institution qui affronte les membres de la société, les contraint et les domine à la fois individuellement et collectivement. Avec la propriété étatique, la réponse à la question « à qui appartiennent les moyens de production ? » n’est pas « à tous » ou « à personne » comme avec la possession commune ; c’est « à l’Etat ». En d’autres termes, lorsqu’un Etat détient les moyens de production, les membres de la société demeurent des non-propriétaires, exclus du contrôle. Tant juridiquement que socialement, les moyens de production ne leur appartiennent pas, mais à l’Etat qui se dresse comme un pouvoir autonome entre eux et les moyens de production.
L’Etat, cependant, n’est pas une abstraction qui flotte au dessus de la société et des membres ; c’est une institution sociale et, en tant que telle, un groupe d’êtres humains, une partie de la société, organisés d’une certaine façon. C’est pourquoi, à proprement parler, nous aurions dû écrire plus haut que l’Etat affronte la plupart des membres de la société et en exclut la plupart du contrôle sur les moyens de production. Car là où il y a un Etat, il y a toujours un groupe d’êtres humains qui ont avec lui un rapport différent de la plupart des membres de la société : non pas en tant que dominés, exclus, mais en tant que dominants et excluants. Avec la propriété étatique, ce groupe détient le contrôle effectif sur l’utilisation des moyens de production à l’exclusion des autres membres de la société. Dans ce sens, il possède ces moyens, que ce fait soit reconnu formellement et juridiquement ou non.
Une autre raison pour laquelle la propriété étatique et le socialisme ne sont pas compatibles est le fait que l’Etat est une institution nationale qui n’exerce un contrôle politique que sur un aire géographique délimitée. Puisque le capitalisme est un système mondial, la propriété étatique intégrale des moyens de production dans une aire politique donnée ne peut représenter l’abolition du capitalisme, même pas dans cette aire. Ce que cela signifierait, c’est l’instauration d’une forme de capitalisme d’Etat dont le mode de fonctionnement interne serait conditionné par le fait qu’elle serait obligée de concourir avec d’autres capitaux dans le cadre du marché mondial.
Puisque le capitalisme est aujourd’hui une société mondiale, la société qui le remplacera ne peut que l’être également. Le seul socialisme possible aujourd’hui c’est le socialisme mondial. Pas plus que le capitalisme, le socialisme ne peut exister dans un seul pays. La possession commune dont nous avons parlé comme base de la société capitaliste, c’est donc la possession commune du monde, de ses ressources naturelles et industrielles, par l’humanité tout entière. Le socialisme ne peut qu’être une société universelle où tout ce qui est sur et dans la terre sera devenu le patrimoine commun de toute l’humanité, et où la division du monde en Etats aura cédé la place à un monde sans frontières ayant une administration mondiale démocratique.
Pas d’échange, pas d’économie
Puisque le socialisme est basé sur la possession commune des moyens de production par tous les membres de la société, il n’est pas une économie échangiste. La production ne s’y fera plus pour la vente en vue de profit, comme sous le capitalisme. En fait les biens n’y seront pas du tout produits en vue d’être vendus. La production dans un tel but serait un non-sens parce que la possession commune des moyens de production implique que tout produit soit possédé en commun dès sa production. La question de sa vente ne peut se poser parce que, en tant qu’acte d’échange, la vente ne peut se faire qu’entre propriétaires séparés, tandis que, justement, des propriétaires séparés du produit social n’existeraient pas, et ne pourraient pas exister dans une société où les moyens de production seraient possédés par la communauté.
Toutefois, le socialisme n’est pas simplement une économie non échangiste ; il n’est pas « une économie » du tout, même pas une « économie planifiée ». La « science économique » avait comme origine l’étude des forces qui sont entrées en jeu quand le capitalisme, en tant que système généralisée de production marchande, commençait à devenir le mode de production et de distribution dominant. Sous le capitalisme la production de la richesse n’est pas une interaction/échange direct entre les êtres humains et la nature, où les êtres humains transforment la nature pour procurer les objets utiles dont ils ont besoin pour vivre, mais devient un processus de production de la richesse sous forme de valeur d’échange. Cela a pour conséquence que la production est réglée par des forces qui opèrent indépendamment de la volonté humaine et qui s’impose comme des lois coercitives externes sur les hommes et les femmes dans la prise des décisions concernant la production et la distribution. En d’autres termes, le processus social de la production et de la distribution de la richesse devient, sous le capitalisme, une économie, réglée par des lois économiques et étudiée par la science économique.
Le socialisme n’est pas une économie car, en rétablissant le contrôle humain conscient sur la production, on redonne au processus social de production son caractère originel d’interaction/échange direct entre les êtres humains et la nature. La richesse au sein du socialisme est produite directement en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’objets utiles à la survie et au plaisir de l’être humain. Les ressources et le travail sont utilisés dans ce but à partir de décisions conscientes et non selon des lois économiques agissant avec la même force coercitive que les lois de la nature. Bien que la conséquence soit identique, les lois économiques qui entrent en jeu dans une économie échangiste ou marchande telle que le capitalisme, ne sont pas des lois naturelles parce qu’elles sont issues d’un ensemble spécifique de rapports sociaux entre les êtres humains. En changeant ces rapports, en ramenant la production sous le contrôle conscient humain, le socialisme abolit ces lois et donc aussi l’ « économie », rendant la science économique et toutes ses catégories (argent, achat, vente, prix, valeur, etc.) caduques.
Autrement dit, le terme « économie échangiste » est une tautologie parce qu’une économie ne naît que là où la richesse est produite en vue d’être échangée. On comprend maintenant pourquoi le terme « économie planifiée » n’est pas acceptable comme définition du socialisme. Le socialisme n’est pas la production planifiée de la richesse sous forme de valeur d’échange, pas plus qu’il n’est la production marchande planifiée, ni l’accumulation planifiée du capital. Cela serait plutôt le but vers lequel tend le capitalisme d’Etat. La « planification » est quand même au centre de l’idée du socialisme dans ce sens que le socialisme est la production planifiée (c’est à dire la production consciemment coordonnée) des objets utiles pour la satisfaction des besoins humains, en lieu et place précisément de la production, planifiée ou non, de la richesse en tant que valeur d’échange, marchandise et capital. Dans le socialisme la richesse n’aura qu’une valeur d’usage spécifique (qui pourrait être différente dans des circonstances différentes et pour des individus et des groupes d’individus différents), mais elle n’aura aucune valeur d’échange, aucune valeur « économique ».
La science économique traditionnelle rejette la définition de son rôle comme étant l’étude des forces qui s’imposent dès que la richesse est produite en vue d’être échangée. Mais même selon le sens qu’elle se donne—l’étude de l’allocation de ressources rares pour couvrir certains besoins humains—le socialisme ne serait pas une économie, car le socialisme présuppose que les ressources productives (matières premières, instruments de production, sources d’énergie) sont suffisamment abondantes pour, avec le savoir technologique, permettre de produire assez de nourriture, de vêtements, de logements et d’autres objets utiles pour satisfaire tous les besoins humains.
Les idéologues du capitalisme d’Etat ont adopté une position fondamentalement similaire à celle des économistes occidentaux : si l’abondance existait, la valeur, les prix et l’argent pourraient être abolis mais puisque l’abondance n’existe pas encore et ne peut apparaître que dans un temps bien lointain, ces catégories doivent continuer à exister.
L’abondance n’est pas, comme les économistes le prétendent, un état où toutes les ressources sont disponibles en quantités illimitées et où une masse illimitée de biens pourrait donc être produite. Elle est une situation où les ressources productives sont suffisantes pour produire assez de richesse pour tous.
De toutes façons, la valeur et ses catégories ne résultent pas de la rareté en tant que prétendue condition naturelle ; elles résultent, comme on vient de voir, du fait social que les biens sont produits en tant que marchandises. De même, le socialisme n’est pas un simple « état d’abondance ». C’est une condition sociale plutôt que physique ou technique. C’est l’ensemble des rapports sociaux correspondant à une société sans classes, c’est-à-dire où tous les membres de la société se trouvent dans une position identique par rapport au contrôle sur l’utilisation des moyens de production. L’établissement d’une société sans classes implique la fin du rapport travail salarié/capital qui est le rapport social fondamental de la société capitaliste. Le rapport salarial (l’emploi) implique qu’une seule partie des membres de la société exerce le contrôle sur l’utilisation des moyens de production. C’est un rapport entre deux classes sociales, ce qui présuppose la division de la société en, d’une part, ceux qui contrôlent l’accès aux moyens de production et, d’autre part, ceux qui en sont exclus et qui par conséquent sont obligés de vivre en vendant leur force de travail. Puisque l’existence même du travail salarié (de l’emploi) implique une classe qui détient et une classe qui ne détient pas les moyens de production, aucune société où l’activité productive prend la forme du travail salarié ne peut être considérée comme socialiste.
Dans une société socialiste l’activité productive prendra la forme d’une activité librement choisie, entreprise par les êtres humains en vue de produire les choses dont ils ont besoin pour vivre et apprécier la vie. Le travail productif nécessaire de la société ne sera pas effectué par une classe de salariés employés, mais par tous les membres, chacun coopérant selon ses capacités pour produire les choses nécessaires à la satisfaction des besoins individuels et communautaires. Le travail dans une société socialiste ne peut qu’être volontaire car il n’y aura pas de groupe ou d’organe social capables de forcer les gens au travail contre leur volonté.
La production socialiste, c’est la production en vue du seul usage. Les produits seront disponibles, libres d’accès et gratuits pour la population. Dans le socialisme les gens obtiendront la nourriture, les vêtements et les autres objets dont ils ont besoin pour leur consommation personnelle en allant les retirer d’un centre de distribution sans délivrer d’argent ni de bon quelconque. Les maisons et les appartements seront gratuits ainsi que le chauffage, l’électricité et l’eau ; comme le transport, les soins médicaux, l’éducation, les restaurants, les blanchisseries seront organisés en services publics gratuits. Il n’y aura pas d’entrée payante aux théâtres, cinémas, musées, parcs, bibliothèques. Le terme le plus adéquat pour décrire ce rapport social clef de la société socialiste, c’est l’accès libre car c’est l’individu lui-même qui décidera quels sont ses besoins. Quant aux besoins collectifs (écoles, hôpitaux, théâtres, bibliothèques, etc.), ce sont les groupes d’individus concernés qui pourront prendre les décisions y afférentes à travers les organes représentatifs démocratiques établis à tous les niveaux de la société socialiste. La production dans le socialisme sera donc la production des biens gratuits pour satisfaire les besoins autodéterminés, individuels aussi bien que collectifs.
Le calcul en nature
La richesse dans le capitalisme étant produite en vue de la vente, les biens particuliers qui la constituent deviennent des marchandises ayant une valeur d’échange. En fait, c’est seulement en tant que valeur d’échange que la richesse a une signification pour le fonctionnement du capitalisme ; les millions de différentes sortes de choses utiles produites par le travail humain sont évaluées selon un dénominateur commun—leur valeur économique—basée sur le temps de travail moyen nécessaire à leur production et dont la mesure est l’argent. Les calculs nécessaires à une économie marchande—calculs des valeurs d’échange et des rapports d’échange—se font donc en référence à cet « équivalent général » et ce sont ces calculs qu’on appelle « le calcul économique».
Avant le remplacement de l’échange par le socialisme, la richesse cesse de prendre la forme de valeur et, par conséquent, toutes les expressions de ce rapport social particulier à une économie marchande, tels l’argent et les prix, disparaissent. En d’autres termes, les biens cessent d’avoir une valeur économique et deviennent de simples objets que les êtres humains peuvent utiliser pour satisfaire un besoin ou un autre. Cela ne veut pas dire que les biens n’auront plus aucune « valeur » au sens large du terme ; au contraire, ils continueront de posséder la capacité physique de satisfaire des besoins humains. La soi-disant « valeur économique » que les biens acquièrent dans une société marchande n’a strictement rien à voir avec leur véritable valeur utilitaire, car l’utilité d’un bien pour l’être humain n’a jamais été fonction du temps de travail passé à le produire. Dans le socialisme les biens cessent donc d’être des marchandises mais ils restent des valeurs d’usage ; en fait cette valeur d’usage y présente plus d’importance puisqu’elle deviendra la seule raison pour laquelle les biens seront produits.
La disparition de la valeur économique signifie la fin du « calcul économique » en tant que calcul en termes d’unités de « valeur » mesurée soit par l’argent soit directement en fonction du temps de travail. Elle signifie qu’il n’y aura plus d’unité de calcul universelle à appliquer quand il s’agira de prendre des décisions concernant la production. On a souvent considéré cette thèse comme un puissant argument contre le socialisme en tant que société sans argent, si puissant en fait que quand il a été formulé pour la première fois de façon cohérente par Ludwig Von Mises en 1920, beaucoup d’autoproclamés marxistes, y compris Karl Kautsky, ont été amenés à abandonner la définition du socialisme comme étant une société « sans valeur » (et donc à reconnaître qu’ils ont toujours été des partisans du capitalisme d’Etat plutôt que du socialisme). D’autres essayaient de répliquer en construisant des systèmes compliqués de calcul en temps de travail à appliquer dans le socialisme (Pannekoek, GIC). Seul Otto Neurath, un universitaire à la marge du mouvement social-démocrate allemand, a signalé que le socialisme en tant que société sans argent dans laquelle des valeurs d’usage seraient produites à partir d’autres valeurs d’usage, ne requérait aucune unité de calcul universelle ; les calculs qui y seraient nécessaire pourraient se faire exclusivement en nature.
Le calcul en nature est un aspect essentiel de la production des biens dans toute société y compris dans le capitalisme. Une marchandise est un bien qui, ayant été produit pour la vente, a acquis une valeur d’échange. De même, le processus de production dans le capitalisme est à la fois un processus de production de valeurs d’échange et un processus de production de valeurs d’usage, comportant deux types de calcul différents. Pour le premier processus l’unité de calcul, c’est l’argent, mais pour l’autre il n’y a pas une seule unité de calcul mais toute une gamme d’unités différentes pour mesurer les quantités et les genres des biens spécifiques utilisés dans la production d’autres biens spécifiques (tonnes d’acier, kilowattheures d’électricité, heures de main d’œuvre, etc.). C’est pourquoi la disparition du calcul économique (c’est-à-dire du calcul en valeur, en temps de travail) dans le socialisme ne signifie nullement la disparition de tout calcul rationnel, car les calculs en nature liés à la production de biens spécifiques en tant que valeurs d’usage, continueront.
Ce que la disparition du calcul économique impliquerait, c’est la fin de la subordination du choix des valeurs d’usage et des méthodes de production à des considérations d’ordre échangiste. En particulier, le but de la production cessera d’être la maximalisation de la différence entre la valeur d’échange des biens utilisés pour la production et celle du produit final.
Un critique du socialisme en tant que société sans argent, l’universitaire et ancien ministre néerlandais, N. G. Pierson, écrivant en 1902 en réponse à Kautsky, déclarait que sans l’unité de compte universelle que représente l’argent, la société socialiste ne saura pas calculer son « revenu net » :
« Nous allons maintenant discuter la répartition du revenu et nous supposerons que celle-ci est effectue selon la méthode la plus avancée, celle du communisme. Nous découvrons tout de suite un problème de valeur au sens strict du terme. Qu’est-ce qu’il faut considérer comme revenu et, par conséquent, prendre en compte pour la répartition ? Naturellement, seulement le revenu net ; mais le revenu de l’Etat socialiste sera également son revenu brut. Des matières premières seront requises pour les biens qu’il faut fabriquer et, dans le processus de fabrication, des combustibles et d’autres objets seront consommés et les machines et les outils seront usés entièrement ou en partie. Pour calculer son revenu net, la société communiste aura donc à soustraire tout ceci de son produit brut. Mais on ne peut soustraire du coton, du charbon ni la dépréciation des machines des fils et des textiles, on ne peut soustraire du fourrage des bêtes. On ne peut que soustraire la valeur de l’un de la valeur de l’autre. Ainsi sans évaluation ni estimation l’Etat communiste est incapable de décider quel est le revenu net disponible pour la répartition » (traduit de l’anglais, Hayek et al, Collectivist Economic Planning: Critical Studies on the Possibilities of Socialism, 1935, p. 70).
Pierson avait raison : sans valeur économique et sans argent il serait effectivement impossible de calculer le « revenu net » mais celui-ci—en tant que différence entre la valeur d’échange existant à la fin de l’année par rapport au début—est un chiffre qui sera tout à fait inutile, voire un parfait non-sens, dans le socialisme. Le but de la production dans le socialisme étant de produire des valeurs d’usage concrètes pour satisfaire les besoins humains, tout ce qui peut intéresser la société socialiste à la fin d’une période donnée, c’est de savoir quelle quantité de biens spécifiques a été produite sur la période. Pour vérifier ceci, il n’est pas nécessaire de réduire le coton, le charbon, les machines, les textiles, la nourriture, etc. à un dénominateur commun mesuré d’après une unité universelle ; au contraire, c’est précisément dans leurs formes concrètes de coton, de charbon, etc. que la société socialiste s’intéressera à eux et voudra les compter.
La société socialiste n’aura aucun besoin de calculs en valeur tels que le « revenu net », le « revenu national », le PNB et d’autres chiffres obtenus en faisant abstraction des valeurs d’usage concrètes des biens spécifiques. En fait, le socialisme signifie précisément la libération de la production et la fin de sa subordination aux considérations d’ordre économique, c’est-à-dire d’ordre échangiste, marchand. Le but de la production dans le socialisme ne sera donc pas de maximaliser ni le « revenu national », ni le PNB ni la « croissance » (de valeurs d’échange)—ce seront des concepts sans aucune signification pour le socialisme—mais de produire les quantités et les types de valeurs d’usage dont les gens indiqueront qu’ils auront besoin. Les calculs qu’il faudra faire pour organiser et vérifier ceci seront des calculs directement et exclusivement en nature ne nécessitant pas d’unité de calcul universelle, d’« équivalent général », ni l’argent, ni le temps de travail.
De même, au niveau de l’unité de production les seuls calculs qui seront nécessaires sont des calculs en nature. D’une part on enregistrera les ressources (matériaux, énergie, machines, force de travail) consommées dans le processus de production et, d’autre part le total du bien produit ainsi que celui des éventuels sous-produits. Ceci se fait bien sûr également dans le capitalisme, mais y est doublé d’un calcul en valeur : la valeur d’échange des ressources consommées est enregistrée comme « coût de production » tandis que la valeur d’échange du produit (après qu’il ait été réalisé sur le marché) est enregistrée comme « recettes de vente ». Si celles-ci sont plus grandes que celui-là on a fait un profit ; dans le cas inverse c’est une perte qu’il faut noter. Une telle comptabilité des profits et pertes n’a aucune place—n’a même aucun sens—dans le socialisme. La production socialiste, c’est simplement la production de valeurs d’usage à partir d’autres valeurs d’usage, voilà tout.
Bien que l’existence du socialisme présuppose des conditions d’abondance, c’est-à-dire que les ressources soient suffisantes pour satisfaire les besoins, dans la société socialiste on voudra toujours utiliser les ressources d’une manière efficace et rationnelle, mais c’est que les critères d’« efficacité » et de « rationalité » n’y seront plus les mêmes que sous le capitalisme.
Sous le capitalisme il n’y a, en fin de compte, qu’un seul critère : le coût monétaire qui, en tant que mesure de valeur économique, reflète en dernière analyse le temps moyen nécessaire à la production d’un bien. Les directeurs d’entreprises capitalistes sont obligés par le jeu du marché de choisir les méthodes techniques de production qui sont les moins chères, c’est-à-dire celles qui minimisent le temps de production et partant le coût monétaire. Tous les autres aspects y sont subordonnés, et notamment la santé et le bien-être des producteurs et les effets sur l’environnement naturel. Plusieurs chercheurs ont signalé depuis longtemps les effets nuisibles que les méthodes de production orientées vers la réduction de temps de production ont sur les producteurs (cadences insupportables, peine, stress, ennui, excès de travail, travail par tours, travail de nuit, etc., chacun de ces maux nuisant à leur santé et réduisant leur bien-être) et, plus récemment, on a également répertorié les maux que de telles méthodes de production causent à la nature (pollution, destruction de l’environnement et des espèces sauvages, épuisement des ressources non renouvelables).
Etant donné que le socialisme sera une société orientée vers la production de valeurs d’usage et non pas vers celle de valeurs d’échange, on y prendra en compte ces autres aspects en subordonnant le choix des méthodes de production au bien-être des êtres humains et à la protection de l’environnement naturel. Sans doute dans bon nombre de cas, cela se traduirait par l’adoption de méthodes qui, d’après les normes capitalistes, seraient « inefficaces » et « irrationnelles » dans ce sens que, si on les employait sous le capitalisme, elles « coûteraient » plus et ne seraient donc pas « profitables ». C’est la raison pour laquelle ces méthodes ne sont pas employées sous le capitalisme, où c’est la valeur d’échange qui prime et non pas la valeur d’usage, et pourquoi le socialisme doit remplacer le capitalisme si l’on veut restaurer le but originel de la production, qui est de servir et d’améliorer le bien-être humain.
Dans le socialisme les hommes et les femmes qui, dans les diverses industries et unités productives ont la responsabilité de produire des quantités données d’une qualité donnée d’un bien spécifique, chercheront à réduire (idéalement, à éliminer) le mal fait à la santé et au bien-être humains et à l’environnement. Ayant ainsi un objectif clair et des paramètres bien définis, les industries et les unités productives pourront utiliser des aides mathématiques telles que la recherche opérationnelle et la programmation linéaire afin de trouver la méthode technique de production la plus appropriée. En tant que techniques neutres, celles-ci peuvent être employées là où l’objectif est autre que maximiser le profit ou minimiser les coûts monétaires.
Une autre aide à la prise de décisions qui pourrait être employée dans le socialisme, c’est la soi-disant « analyse de coûts/avantages » et ses variantes. Bien entendu, sous le capitalisme le bilan des coûts et des avantages d’un projet ou des projets rivaux est établi en termes monétaires, mais dans le socialisme un coefficient de pondération pourrait être imaginé pour évaluer l’importance relative des divers aspects des projets. Un tel système de pondération ne recréera pas d’unité ni d’étalon de calcul et d’évaluation universels, mais simplement facilitera la prise de décisions dans les cas concrets. Les avantages/désavantages et même la pondération qu’on leur attribue pourront être, et normalement seront, différents de cas en cas. Donc nous ne parlons pas ici d’une nouvelle unité de compte universelle pour remplacer l’argent et la valeur économique, mais simplement d’une technique, parmi d’autres, susceptibles d’aider à la prise de décision dans une société où le critère de rationalité sera le bien-être humain.
Planification et organisation industrielle
Le socialisme héritera du capitalisme la base matérielle existante, à savoir un réseau productif mondial reliant en un seul système les millions d’unités productives dans le monde (fermes, mines, usines, chemins de fer, navires, etc.). Ces liens sont physiques dans ce sens qu’une unité est reliée à une autre, soit en tant qu’utilisateur du produit de l’autre, soit en tant que fournisseur de ses matériaux, son énergie ou son équipement. Sous le capitalisme ces liens sont établis de deux façons : organisationnelle (comme entre les différentes unités productives qui font partie de la même entreprise, privée ou étatique) et, surtout, commerciale (quand une entreprise, par contrat, achète ou vend quelque chose à une autre entreprise). Dans le socialisme ces liens seront exclusivement organisationnels.
La planification dans le socialisme sera essentiellement une question d’organisation industrielle, d’organisation des unités productives en un système fonctionnant régulièrement dans le but de fournir les objets utiles dont la population a besoin pour sa consommation individuelle et collective. Ce que l’on établira dans le socialisme, c’est un réseau rationalisé de liens planifiés entre utilisateurs et fournisseurs ; entre utilisateurs finaux et leurs fournisseurs directs, entre ces derniers et leurs fournisseurs, et ainsi de suite jusqu’à ceux qui extraient les matières premières de la nature.
Par « organisation industrielle » nous entendons la structure d’organisation de la production et de la distribution de la richesse. Certaines activités telles que le transport ou la communication à l’échelle mondiale, l’extraction du pétrole et des autres matières premières clefs, le développement des ressources des océans, la recherche spatiale, etc., seront manifestement les mieux traités au niveau mondial et nous pouvons imaginer une Organisation du Transport mondial, un Office mondial des Matières premières, une Régie mondiale des Océans, etc. Au début, et en supposant (ce qui semble inévitable), que le socialisme hérite du capitalisme le problème de la faim dans le monde, il faut également organiser au niveau mondial la production de certaines céréales clefs et de certains aliments pour animaux ; il existe déjà au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) un organisme mondial qui pourrait être adapté à cette fin.
Un centre administratif et décisionnel au niveau mondial sera également nécessaire, contrôlé démocratiquement par des délégués des diverses régions du monde et dont la tâche essentielle sera de coordonner les relations entre les organisations industrielles mondiales, entre celles-ci et les régions mondiales, et entre les diverses régions elles-mêmes. Ce centre ne sera pas un « gouvernement mondial » puisque, comme déjà expliqué, il n’y aurait pas d’Etat ni de gouvernement, même pas au niveau mondial, dans le socialisme. Il sera un organe purement administratif et coordonnateur dépourvu de moyen de coercition.
D’autres industries, et en particulier les industries manufacturières et de transformation, pourraient être organisées au niveau des régions mondiales. Il ne sert à rien d’élaborer à l’avance le genre de plan détaillé d’organisation industrielle que les IWW et les anarcho-syndicalistes avaient conçu dans le passé (plans qui, malgré le nom prometteur de « Travailleurs industriels du Monde », ne concernaient que l’organisation industrielle dans un cadre national), mais il sera néanmoins raisonnable de supposer que l’activité productive sera divisée en branches et que la production dans ces branches serait organisée par des conseils de délégués. La responsabilité de ces industries serait d’assurer la fourniture d’un type spécifique de produit soit, dans le cas des biens de consommation, aux centres de distribution soit, dans le cas des biens de production, aux autres unités productives et aux autres industries.
Puisque les besoins de consommation sont toujours des besoins de produits spécifiques à un moment donné dans une localité précise, nous supposerons que dans la société socialiste on laissera l’évaluation initiale des besoins prévisibles à un conseil de délégués sous le contrôle de la communauté locale (quoique d’autres dispositions soient imaginables et pourraient être adoptées si les membres de la société socialiste en décidaient ainsi). Dans une société stable telle que le sera le socialisme, les besoins ne changeront que relativement lentement. Il est donc raisonnable de conjecturer qu’un système efficace de contrôle des stocks, enregistrant ce que les individus choisissent réellement de prendre, pendant une période donnée, dans les centres de distribution gratuite, permettrait à une « commission locale de distribution » (car il faut bien lui donner un nom) d’évaluer les besoins en nourriture, boissons, vêtements, biens ménagers etc., sur une future période similaire. On pourra répondre à certains besoins au niveau local : le transport, les restaurants, la construction, la réparation et certaines denrées sont des exemples, ainsi que quelques services tels que l’éclairage, les bibliothèques, la voirie. La commission locale de distribution communiquerait ensuite la liste des besoins auxquels on n’a pu subvenir sur place à l’organisme (ou aux organismes) chargé(s) de coordonner l’approvisionnement des communautés locales.
Une fois établie aux niveaux local, régional et mondial une telle structure intégrée de circuits de production et de distribution, l’acheminement des biens vers le consommateur final pourra se faire selon le principe que chaque unité de la structure aura libre accès à tout ce dont elle a besoin pour remplir son rôle. L’individu aura libre accès aux rayons des centres de distribution ; les centres de distribution auront libre accès aux biens qu’ils requièrent pour être toujours approvisionnés ; leurs fournisseurs auront libre accès aux biens fabriqués par les usines qui les approvisionnent ; les industries et les usines auront libre accès aux matières premières, à l’équipement et à l’énergie qu’ils requièrent pour fabriquer leurs produits, et ainsi de suite.
En ce qui concerne la production et la distribution dans le socialisme, il s’agit donc d’organiser un système coordonné et plus ou moins autorégulé de liens entre utilisateurs et fournisseurs, permettant aux ressources et aux matériaux de circuler régulièrement d’une unité productive à un autre jusqu’à l’utilisateur, en réponse aux informations circulant en sens inverse venant des utilisateurs finaux. Le système de production sera donc mis en marche au niveau de la consommation lorsque les individus et les communautés prendront l’initiative de satisfaire leurs besoins autodétérminés. La production socialiste, c’est la production autorégulatrice en fonction de l’usage.
Pour assurer le fonctionnement régulier de ce système, un office central des statistiques pourrait être établi, chargé de fournir des estimations de ce qu’il faudrait produire pour répondre aux besoins probables, individuels et collectifs ; estimations que l’on pourrait calculer à partir des désirs de consommateurs indiqués dans les relevés des commissions locales de distribution et à partir des données techniques (capacité productive, méthodes de production, productivité, etc.) incorporées dans des tableaux entrée/sortie. En effet, à un niveau donné de technologie (que les tableaux entrée/sortie refléteront), un « panier » donné de biens finaux (demandes de consommateurs) requiert pour sa production un autre panier donné de biens intermédiaires et de matières premières ; c’est ce second panier que l’office central des statistiques sera chargé de calculer en termes généraux. De tels calculs montreraient également s’il faut élargir la capacité productive et, si oui, dans quels domaines. Le centre (ou plutôt les centres, un par région mondiale) serait ainsi essentiellement une bourse d’informations, traitant les informations sur la production et la distribution qui lui sont communiquées, et transmettant les résultats aux industries afin que ces dernières les utilisent dans l’élaboration de leurs plans de production et soient en mesure de répondre à la demande probable des autres industries et des communautés locales.
L’impossibilité d’une évolution graduelle
Le gouvernements de certains pays capitalistes d’Etat, et en particulier ceux dont le léninisme était l’idéologie officielle, déclaraient que leur objectif à long terme, c’était l’établissement d’une société qu’ils appellaient « communiste » et que, à première vue, ressemble à celle que nous venons de décrire comme l’alternative à la société capitaliste. Par exemple, lors de son 22e Congrès en 1961, le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) adopta un programme « pour la construction du communisme ». Un des nombreux livres et brochures publiés pour vulgariser ce programme disait :
« La distribution communiste est un système d’approvisionnement gratuit de tout ce dont les membres de la société ont besoin. Dans cette société l’argent sera superflu ».
« Sous le communisme, les biens de consommation—sans parler des biens de production—cessent d’être des marchandises. Le commerce et l’argent seront dépassés. Les appartements, la culture, les communications, le transport, les repas, les blanchisseries, les vêtements etc. seront gratuits. Les magasins seront convertis en entrepôts publics d’où l’on fournira aux membres de la société communiste des biens pour leur usage personnel. La nécessité de salaires et d’autres formes de rémunération disparaîtra » (Man’s Dreams Are Coming True, Progress Publishers, Moscou, 1966, p. 172 et p. 224, traduit de l’anglais).
La société décrite ici comme « communiste » serait donc une société sans argent, mais implique qu’il existerait toujours un organe, séparé des membres de la société, qui distribuerait les produits à son initiative. En d’autres termes, on doit supposer que le contrôle sur les moyens de production serait toujours détenu par un groupe minoritaire qui distribuerait les produits gratuitement à la majorité exclue, celle-ci ne disposant d’aucun moyen de contrôle. Cette hypothèse est confirmée par d’autres passages du même livre où on nous dit que le « communisme » peut être établi dans un seul pays ou dans un seul groupe de pays et que le parti continuera à exister pour une assez longue période même après l’établissement du « communisme » à l’échelle mondiale. Mais surtout, il y a l’incongruité que représente l’idée selon laquelle ce système de « distribution gratuite » aurait pu évoluer par degré à partir du capitalisme d’Etat existant alors en Russie. Il s’agirait donc d’une évolution graduelle, sous la direction du parti, d’une forme de capitalisme d’Etat dans laquelle les travailleurs sont payés en salaires avec lesquels ils achètent ce dont ils ont besoin, vers une forme de capitalisme d’Etat dans laquelle le nécessaire vital leur serait fourni gratuitement, c’est-à-dire où ils seraient en fait payés en nature.
Cette perspective d’un « dépérissement » progressif de la production marchande et de l’économie monétaire n’est pas le monopole du PCUS mais c’est la position de la majorité des léninistes sur la « transition du socialisme au communisme ». Le trotskyiste Ernest Mandel, par exemple, a exposé en grand détail comment, à son avis, la « démarchandisation » serait possible du point de vue économique par une série de mesures administratives introduites, sur la base de la propriété étatique, en réponse aux augmentations de productivité et aux inélasticités de la demande marchande (Mandel, Traité d’Economie Marxiste, 1962, pp. 150-196). Une telle transition graduelle vers le paiement en nature intégral est peut-être imaginable (quoique très peu probable), mais de toutes façons le résultat ne serait pas le socialisme, parce que le socialisme n’est pas le paiement en nature sur la base de propriété étatique ; pas plus qu’il ne peut être introduit de façon administrative par un gouvernement capitaliste d’Etat.
Cette définition du « communisme »—propriété étatique plus paiement en nature—a été partagée par la quasi-totalité de ceux qui ont participé aux débats universitaires sur le soi-disant « communisme pur » et sa faisabilité. Par conséquent ces débats n’ont jamais véritablement porté sur le socialisme/communisme comme rapport social au sein duquel tous les membres de la société se trouvent à égalité vis-à-vis du contrôle sur les moyens de produire la richesse. Nous avons déjà vu qu’une société dans laquelle les moyens de production appartiennent à l’Etat n’est pas une société sans classes où tous les membres ont le même rapport aux moyens de production, mais que c’est toujours une société de classes dans laquelle ceux qui contrôlent l’Etat ont une position privilégiée par rapport aux moyens de production parce qu’ils contrôlent leur utilisation, à l’exclusion du reste des membres de la société. Ce sera le cas même si, comme dans la théorie léniniste, ce groupe qui contrôle est perçu comme un parti avant-gardiste voué au service de la majorité exclue. Aussi longtemps qu’une partie de la société sera exclue du contrôle sur les moyens de production, une société de classes existera, peu importe la générosité ou les bonnes intentions attribuées à la classe dirigeante. C’est une des raisons pour laquelle une évolution graduelle de la propriété étatique (le capitalisme d’Etat) vers la possession communautaire (le socialisme) n’est pas possible. Une telle évolution graduelle d’une société de classes vers une société sans classes est impossible parce que pour passer à une société sans classes il faudrait qu’à un moment ou un autre se produise une rupture, car une telle mutation exige que la classe dirigeante capitaliste d’Etat—qu’elle ait de bonnes intentions ou, plus probablement, non—soit privée de son contrôle exclusif sur les moyens de production. En d’autres termes, il faudrait qu’intervienne une révolution politique et sociale dans laquelle le pouvoir de contrôle sur les moyens de production serait consciemment transféré, par la majorité exclue, de la minorité capitaliste d’Etat à tous les membres de la société.
Une raison tout aussi fondamentale pour laquelle une évolution graduelle du capitalisme d’Etat en socialisme n’est pas possible est la forme différente que prend la richesse dans les deux sociétés. Dans le socialisme, la richesse se présente sous sa forme naturelle (comme diverses valeurs d’usage capables de satisfaire des besoins humains) ; sous le capitalisme d’Etat, en revanche, elle prend la forme de valeur (ses produits acquérant une valeur d’échange au delà de leur simple valeur d’usage).
Puisque la totalité de la richesse produite aujourd’hui l’est comme un seul par l’ensemble des producteurs agissant en tant que « travailleur collectif » (Marx), il n’est pas possible d’en produire une partie sous une forme et une partie sous une autre. Le produit socialisé indivisible qui constitue la richesse aujourd’hui ne peut qu’être produit, soit entièrement comme valeur, soit entièrement comme simples objets utiles. Certes, certains biens peuvent être distribués directement en nature alors que d’autres ne restent disponibles que contre paiement en argent, mais il y a une nuance. En effet, les biens produits pour être distribués en nature auront toujours une forme de « valeur » puisque leurs coûts de production devront toujours être déduits de la plus-value réalisée dans le secteur des biens monnayables. La comptabilité des profits et pertes en unités de valeur serait donc toujours nécessaire. C’est pourquoi tous ceux qui proposent, comme Mandel, un dépérissement progressif de la production marchande mettent l’accent sur la nécessité de retenir une unité de compte universelle (que ce soit des unités monétaires comme les prix fictifs ou que ce soit des unités de temps de travail comme lors des tentatives de mesurer directement la valeur économique) et ce, tant dans le secteur des « biens gratuits » que dans le secteur des biens monnayables.
Cette mutation de la production marchande en production utilitaire ne peut se produire que par une rupture, et non pas une transition graduelle. Puisque « société sans classes » et « possession commune » sont synonymes, et puisque la production marchande est un non-sens sur la base de la possession commune, cette rupture (révolution) est en fait la même que celle nécessaire pour passer de la société de classes à la société sans classes. En effet, ni les classes, ni l’Etat, ni la production marchande ni l’argent ne peuvent dépérir graduellement. Il n’est pas plus raisonnable de supposer que le capitalisme d’Etat puisse se transformer petit à petit en socialisme que ne l’était la supposition semblable des réformistes classiques par rapport au capitalisme privé.
Conclusion
L’alternative au capitalisme, privé et d’Etat, c’est pour le définir de façon un peu négative, un monde sans frontière, sans classes, sans Etat, sans salaire, sans argent. Ou, plus positivement :
« Le nouveau doit être mondial. Il doit être une communauté mondiale. On doit considérer le monde comme un seul pays et l’humanité comme un seul peuple.
Tout le monde collaborera pour produire et distribuer tous les biens et tous les services dont l’humanité aura besoin, chaque personne y prenant part librement de la façon qui lui convient le mieux.
Tous les biens et services seront produits pour le seul usage et, ayant été produits, seront distribués gratuitement, directement aux gens pour que les besoins de chacun d’entre eux soient pleinement satisfaits.
La terre, les usines, les machines, les mines, les routes, les chemins de fer, les navires et tout ce dont l’humanité a besoin pour continuer à produire ses moyens de vie appartiendront au peuple entier” » (Philoren, Money Must Go, 1943, traduit de l’anglais)
voir aussi “State Capitalism“
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